Passer pour un stalker en deux étapes simples - feat. Adria

La proposition de Jeremy sonnait bien. Un café entre collègues après le boulot, peut-être même un petit en-cas pour moi en sachant que j'allais sans doute dîner tard. Il m’avait entraîné dans un petit café d’Astropolis, bien caché loin des grands axes, fanfaronnant qu’il fallait plusieurs années de métier pour connaître la ville comme sa poche tel que lui et être au fait d’une adresse aussi insolite. Et puis, il m’a vendu cet endroit comme la meilleure pâtisserie de l'île, je ne vais pas me priver de le vérifier par moi-même.

A l’intérieur, l’interminable file d’attente semble pourtant indiquer que l’endroit est plus réputé que ce que mon collègue a bien voulu laisser entendre. Ce n’est pas une mauvaise chose, au contraire, c’est un signe de la qualité de l'établissement - mais un mauvais présage pour la faim qui commence à me titiller. Les odeurs sucrées qui émanent de la cuisine et des gobelets des clients déjà servis accentuent le creux qui s’est formé dans mon estomac.
« Tu vas voir, dit Jeremy, ils font les meilleurs… Ah, désolé, une seconde. » Il s'éloigne pour prendre son coup de fil. Les meilleurs quoi ? Je me raccroche à ce morceau de phrase, complètement frustré que ne lui soit pas donné la chance d'être terminée. Pourquoi les gens ne finissent-ils jamais ce qu'ils commencent ? Je fais de mon mieux pour ne pas paraître agacé. Décontraction des traits, face neutre. De toute façon, vu la tête qu'il tire, il doit recevoir des nouvelles qui placent mes états d'âme bien bas dans la liste de ses inquiétudes.
« Désolé je dois filer, ma fille s'est blessée en tombant d'un toboggan. » Si je suis sûr d’une chose, c’est que je n'aurai jamais d'enfants. Trop de responsabilités et de plans qui tombent à l’eau pour un stupide toboggan. Mais malgré mon total manque d’intérêt pour les gamins, avec des collègues plus âgés qui ont tous des familles, j'ai appris les codes des réactions à avoir lorsqu'ils vous parlent de leur inégalable progéniture. Je mime l’air inquiet calqué trait pour trait sur ceux du père ; « Pas de problème. » Mensonge total, éhonté. Il va me laisser là tout seul ? « Rentre vite. » Il m’a laissé là tout seul.


Je me retrouve donc dans ce café, tout seul comme un idiot. Une fois ma commande en main - un latte au caramel et une espèce de scone commandés dans la précipitation, complètement au hasard - je cherche à m’asseoir, mais évidemment le petit café est bondé.
Au milieu du brouhaha, un visage apparaît. Un visage connu, presque familier. Comme toujours dans ce genre de moment, ma mémoire rechigne à rebrancher les connexions. Je connais cette personne, et j’en suis d’autant plus persuadé lorsque me vient à l’esprit un prénom : Adria. Étonnamment proche du mien, c’est pour cela qu’il m’a marqué. Habituellement avec moi, les prénoms partent à la trappe. Mais impossible de mettre la main sur un autre souvenir que celui de son nom.
A force de rester planté comme un i au milieu, on finit par me bousculer. C’est l’impulsion dont j’ai besoin pour oser avancer, soutenir le regard de cette connaissance que je n’arrive pas à remettre. Un bref échange de regard me confirme qu’elle m’a vu, que je lui dis quelque chose - ou est-ce que c’est la faim qui me fait halluciner ? Bon, de toute façon, il ne reste de place nulle part ailleurs, alors je lui adresse un sourire, et j’avance.
Ezgir ? L’école ? Une amie d’ami ? Je vais bien finir par retrouver. En attendant, il n’y a qu’à prétendre que je sais ce que je fais. Je tire la chaise en face d’elle - c’est pas comme s’il y avait de la place ailleurs, de toute façon - m’installe en lui adressant un « Bonjour » un peu désinvolte. Le blanc qui suit est légèrement gênant. J’hésite. « Pardon, c’est peut-être étrange mais, je te connais, non ? » Pire phrase d’introduction. Si elle ne me reconnaît vraiment pas, elle va penser que je suis dingue et partir à toutes jambes. Ou pire, penser que j’essaye de flirter… Je claque mon seul atout, en espérant qu’il m’octroie la légitimité nécessaire pour ne pas faire virer cette rencontre au désastre. « Adria, c’est bien ça ? »

Et tout d’un coup, maintenant que c’est trop tard et qu’il n’y a pas de retour arrière, je réalise d’où je la connais. Mes joues chauffent, mon visage doit être en train de virer au pourpre. Adria, chez qui j’ai livré plusieurs fois des colis, que j’ai retenue parmi les centaines de personnes que je vois chaque jour pour son prénom proche du mien, pas du tout parce qu’on est amis ou connaissances ; pour peu qu’elle ne fasse pas attention à la tête de son facteur - haute probabilité -, elle n’a même pas idée de qui je suis. Passer pour un stalker en deux étapes simples, par Adrian Winkler.