Histoire
- Elle a l’air dégueux ta soupe, Matt…
- C’est tout ce qu’il y a pour l’instant alors tais-toi et mange, pète couille de compet’.
Telle la gamine qu’elle est, Maxine lui tire la langue et grimace. Elle fait du genre mais Matt’ sait qu’elle l’aime ce petit surnom. En tout cas, lui trouve que cela lui va à merveille. Ca résume bien ce qu’elle est, une casse-couilles. Casse-couilles, certainement, mais il ne s’en déferait pour rien au monde. Il ne lui avouera jamais mais cette gamine embellit son quotidien. Son énergie débordante et sa capacité à parler de façon incessante l'exaspère tout autant qu’elles lui mettent du baume au coeur.
Mais aujourd’hui, les batteries de Maxine sont à plat. Le temps froid a eu raison d’elle et elle se traîne une sale grippe, d’où leur présence dans ce refuge pour sans-abris.
*C’pas une vie pour toi morveuse… Tu devrais rentrer et retrouver ton père…* Le vétéran garde cette pensée pour lui, même si elle lui brûle les lèvres. L’étrange duo a déjà eu cette discussion des centaines de fois pour en arriver à la même conclusion : Maxine ne veut pas rentrer chez elle. Matthew aurait très bien pu l’abandonner à son sort. Il mentirait s’il disait que ça ne lui a jamais traversé l’esprit, surtout au début de leur “cohabitation”. Mais quel genre d’homme abandonne une gamine dans les rues de New-York ? Pas lui en tout cas.
Il fixe la benjamine, l’air soucieux. Elle a l’air de s’en rendre compte et boit sa soupe bon gré, mal gré. Le frisson de dégoût que la traverse n’échappe pas à Matthew.
- C’est pas terrible, je sais. Mais ça va te requinquer. Lance l’homme tandis qu’il pose la main sur le front de la jeune fille.
La fièvre semble avoir baissé, mais c’est plus raisonnable qu’ils restent ici pour ce soir.
- Tu vois, je vais mieux. On va pouvoir passer la nuit ailleurs ! - On reste ici jusqu’à ce que ça aille mieux.Maxine boude. Elle déteste ce genre de lieux, Matt le sait.
- Pitié… Ca sent la misère à plein nez ici Matt. - Navrée que ça soit pas un quatre étoiles, Dame Maxine.- Arrête tu veux ? Matthew a un petit sourire en coin. C’est dingue comme cette gamine qui semble pourtant intouchable en toute circonstance peut prendre la mouche une fois que l’on fait référence à ses origines ! Elle ne lui a jamais dit d’où elle venait mais ça se sent qu’elle n’est pas issue du même monde que lui. Dans ses manières, sa façon de se tenir, de parler. C’est une gamine de la haute, Matt le sait. Ce qu’elle fait à traîner comme ça dans les rues ? Mystère. Elle n’a jamais voulu le lui dire. En vérité, Matt sait très peu de chose du passé de Maxine.
- Tu sais très bien que ce n’est pas de ça que je veux parler. Il y a trop de monde ici…
Matthew reprend son air sérieux. Il sait très bien qu’elle n’est pas regardante sur la misère des lieux. Jamais elle n’aurait décidé d‘errer dans les rues durant un an sinon. Mais la masse grouillante fait ressortir son agoraphobie. Elle est mal à l’aise, il le sait. Il y a beaucoup trop de monde, trop de possibilités, de probabilités et de destins qui s'entrechoquent. Et lui qui croyait être mal foutu avec ce fichu passif le mettant toujours en rogne !
- Essaie de prendre ton mal en patience, juste pour une nuit, d’accord ?
La gamine hoche de la tête, visiblement vaincue. Elle finit sa soupe et se coule dans le lit de camp qui leur a été attitré. Il n’y en a qu’un seul malheureusement mais c’est bien pas grave. Matt possède encore son vieux sac de couchage. Et puis, mieux vaut ça que de dormir sous la pluie. Il s’installe, lui aussi, mais très vite, il sent un regard peser sur lui.
- Qu’est-ce qu’il y a ? - Si on doit passer la nuit ici, fais en sorte de faire passer le temps ! - Et quoi ? Pouffe le Fils d’Arès.
Tu veux que je te pousse la chansonnette ou que je te raconte l’histoire des trois petits cochons. Quelle enfant pourrie gâtée !
- Et pourquoi pas la tienne ? - Y’a rien à raconter, kiddo.
- Aller Matt… Tu m’oblige à rester ici ! Tu peux au moins faire ça ! Il soupire et passe une main dans sa tignasse mal coiffée. Non, il n’a pas envie de s’épancher sur son passé…
- S’il te plait, s’il te plait, s’il te plait. Il n’a pas envie mais il sait qu’il va céder devant cette bouille toute mignonne. Quel sale gosse, vraiment…
- J’sais même pas par où commencer ou quoi dire. Essaie d’esquiver le fils d’Arès.
- Tu es né où ? Quand ? Matthew soupire et fouille ses souvenirs tandis que son regard s’accroche au plafond. Quand et où ? Il ne sait plus trop.
- Je crois que je suis né ici, à New-York, un peu après le krach boursier.
- Attends… Ca te fais quel âge ça ? Il ne lui faut qu’un demi-seconde pour compter.
Attends, attends ! Tu es en train de me dire que t’as nonante ans ?! - Pas si fort morveuse ! Siffle-t-il alors qu’un curieux se tourne sur eux. Le regard peu avenant que lance Matt’ l’incite à retourner à ses affaires.
- C’était comment la vie à cette époque ? Matthew sourit une nouvelle fois, face à la bouille avide d’information qu'arbore Maxine. Il fouille dans sa mémoire. C’est une période de sa vie qui est floue.
- C’était la misère. C’est tout ce dont je me rappelle avec distinction. J’ai presque tout oublié de cette époque, même le visage de ma mère. Son coeur se serre légèrement à cette constatation mais le fils d’Arès ne s’émeut pas d’avantage. Comment aurait-il pu en être autrement ?
On faisait partie de la population moyenne et comme beaucoup, on a pas été épargné par la crise financière. D’autant qu’une mère célibataire, c’était franchement pas bien vu à l’époque. J’ai fini à l’orphelinat, j’devais avoir cinq ou six ans ? Un truc du genre.
C’est une période également très floue pour lui. Tout ce dont il se souvient ce sont les bagarres incessantes avec les autres enfants de l’établissement. Déjà à l’époque, il était colérique et peu patient mais sa force ne s’étant pas encore révélée à lui. Il avait aussi été une véritable tête à claque.
- J’suis parti de là, je devais avoir treize ans, environs. Les États-Unis venaient de rejoindre les Alliés et bon petit patriote que j’étais, j’ai cru que je pourrais m’enrôler. - Tu étais déjà pas très futé à l’époque quoi…
Matthew se contente d’un regard blasé et lance un oreiller sur son auditrice pour la faire taire.
- Tu as fais quoi, du coup ?- J’ai pas mal traîné dans les rues…Ca aussi c’est une chose qui n’a pas changé au final. Enfin, à l’époque, il n’était pas réellement sans toit. Il effectuait quelque boulots pour quelques groupes peu recommandables, se faisant recueillir par les uns et puis par les autres, se faisant jeter une fois qu’on avait plus besoin de lui ou qu’il devenait incontrôlable. Cette période a dû être une des plus compliquées de sa vie. Ce n’était qu’un adolescent perdu à qui il arrivait des trucs étranges qu’il était incapable de contrôler. A cette époque, Matthew n’était qu’une sorte de bête féroce avide de sang et de violence.
Arriva un jour ce qui devait arrivé. Un gars qui l’avait cherché ne résista pas à ses coups. Il ne succomba pas non plus mais, de ce que sait le fils d’Arès, ce type avait gardé de lourdes séquelles.
- J’ai fini par me faire pincer par les flics. On m’a laissé le choix, la prison ou l’armée. J’comprends toujours pas pourquoi d’ailleurs…
Aujourd’hui encore, Matthew songe souvent à ce marché qu’on lui a fait passé à l’aube de ses dix-huit ans. Il ne comprend pas pourquoi. Parfois, il se demande si son père n’est pas derrière tout ça.
- J’ai du mal à t'imaginer en soldat bien obéissant. Lui confie Maxine.
Matthew rit légèrement, une chose bien rare.
- Je l’ai pas toujours été. Les débuts ont été difficiles. J’avais de gros soucis à accepter l’autorité à l’époque. Mais je me suis fait maté bien comme il faut. Et au final, la routine militaire m’a pas mal aidé à gérer ma colère. Durant ses premiers mois de formation, Matthew avait souvent regretté de ne pas avoir choisi la prison plutôt que l’armée. Ca avait été un véritable enfer sur terre. Mais il avait fini par apprendre à dompter sa Colère. La routine militaire avait eu un effet presque thérapeutique sur lui, à ce niveau. Il s’était aussi fait des amis, des compagnons. C’est à l’armée que Matthew eut l’impression, pour la toute première fois, de faire partir de quelque chose.
- Et quand as-tu su… Tu sais… Qui était ton père ?L’ex-soldat reste silencieux, fouillant de nouveau les vestiges de sa mémoire.
- Juste après avoir fini ma formation. Un mec a déboulé de nulle part, s'est présenté comme étant mon frère et a commencé à déballer tout un baratin comme quoi je descendais des dieux. Il ne s’épanche pas plus sur ce passage. Il n’en pas pas envie et Maxine respecte ça. Elle sait que le paternel de Matthew fait partie de ses sujets tabous. Cette première rencontre avait été des plus électriques. Matthew n’avait pas voulu écouter un traître mot de ce que voulait lui dire son prétendu frère et lui avait craché toute sa haine. Il l'avait longtemps tenu son père comme responsable de tous ses malheurs. Une haine qui ne cachait, au final, qu’une souffrance d’avoir été délaissé toute son enfance par ses parents. Il aurait réagi de la même façon avec sa mère.
- Tu ne l’a plus revu après ça ? Qu’est-ce qu’il te voulait ? A ces simples mots, Matt devine que Max n’a pas encore rencontré sa génitrice ou d'autres individus lié à "ce monde". Elle saurait sinon. Son frère, qui s'était présenté sous le prénom de Darius avait essayé de l'entraîner avec lui, dans un autre monde “plus en phase avec celui qu’il est”, comme il avait dit à Matthew à l’époque. Le rejeton d'Arès avait décliné l’offre évidemment. Il ne le suivrait pas et que ces rafleurs viennent seulement, il les attendait de pied ferme ! Mais personne n'est jamais venu. Faut croire que les champs de bataille ont pas mal rebuté ces fameux rafleurs.
Évidemment, Matt n’avait pas voulu croire son prétendu frère, au début. Il faudrait être fou pour croire à une histoire pareille, pas vrai ? Mais au fil du temps, il avait dû se faire une raison. Comment expliquer ses accès de colère le transformant en un véritable monstre, comment expliquer sa force hors-norme ?
Matthew avait accepté de croire que le Dieu de la Guerre est son père mais n’avait pas accepté pour autant de se rendre sur cette fameuse île.
- Et après ça ? - J’ai fait la guerre…
Le Vietnam et le Moyen-Orient, principalement. La guerre avait occupé la majeure partie de son existence. Étrangement, Matthew s’était senti à sa place sur le champ de bataille, une autre preuve de la nature de son sang. Il ne peut pas dire qu’il avait apprécié cela. Non. Il avait vu les pires horreurs, avait connu l’enfer sur terre, perdus tous ses frères d’armes, à plusieurs reprises. Ces guerres l’avaient profondément marqué, plus qu’il ne le dira jamais. Il en rêve encore souvent. Et parfois, le décor new-yorkais se dissipe pour l’emmener dans le désert ou la jungle.
- Et personne ne s'est étonné de voir que tu ne vieillissais pas ?- J’ai changé d’identité à plusieurs reprises. Ca avait été plus facile qu’il ne l’avait pensé. Il avait repris son vrai nom avant de partir pour l'Afghanistan, en 2001. Personne ne semblait avoir fait le rapprochement entre lui et le soldat ayant fait la guerre du Vietnam. Si seulement les officiers savaient qu’il s'agissait de la même personne...
- Et après ça ? - Après ça, je suis tombé sur un microbe pète couille de compèt' qui ne m’a pas lâché d’une basque pendant prequ’une année complète !
Pour la seconde fois de la soirée, Matt est assailli par un oreiller.
- C’est tout ?! - Je te l’avais bien dit qu’il y avait pas grand chose à dire…
Il fixe Max un instant. Il ne sait toujours pas pourquoi cette morveuse le suis, mais il ne s’en déferait pour rien au monde. Il sait que ce n’est pas une vie pour elle, qu’elle a l’avenir devant elle et les compétences nécessaires pour avoir une belle vie, moins misérable que la sienne.
Les chemins des deux descendants se sont croisés il y a un peu moins d’un an maintenant. Elle était suivie par une bande de gars peu recommandable. Le genre de mecs qui ferait paniquer n’importe qui. Et pourtant, elle était restée confiante et stoïque, comme si elle savait qu’on allait venir à son secours. Le sang-froid et la répartie dont elle avait fait preuve à l’époque avait cloué Matthew. Il avait fracassé ces mecs en bonne et due forme, de quoi leur passer l’envie de harceler les gamines. Elle ne l’avait plus quitté depuis, malgré ses efforts pour s'en débarrasser les premières semaines. Il avait appris à apprécier sa présence, au fil du temps. C’était la seule personne à ne jamais le mettre en colère. C’est comme si elle savait toujours quoi dire ou quoi faire. Comme si elle savait quand le titiller et quand le laisser respirer.
Matthew avait compris la nature de cette gamine dès leur rencontre. C'était comme s'ils arrivaient à se reconnaître entre enfants de dieux. Mais il ne découvrit son ascendance que lorsqu’elle décida, au bout d’un énième caprice, de couper par l’une des plus grandes avenues de New-York, en pleine heure de pointe. C’est en la voyant déambuler sur la route, sans jamais se faire percuter par le flot immense de véhicule qu’il comprit. Ce n’est pas humain d'avoir autant de chance. Maxine ne lui avait jamais rien dit concernant sa vie, sa famille ou son passé mais ce jour-là elle fut bien obligé de lui avoué.
Elle est la fille de Tyché, déesse de la Fortune et de la Chance. Elle est littéralement née chanceuse quand lui estime qu’il a eu la chance de naître.
Pourquoi a-t-elle quitté son foyer ? Il ne le sait toujours pas à l’heure actuelle. Elle refuse de le lui dire. Matthew respecte cela. Il a aussi ses secrets, après tout. Peut-être qu’un jour, quand elle se sentira prête, elle lui expliquera tout. En attendant, il restera près d’elle et la protégera, quoi qu’il arrive. Il existe entre ces deux-là un lien fusionnel, presque fraternel. Ils se chamaillent constamment mais s’adorent.
- Allez, dors maintenant.
***
Le sommeil boude Matthew ce soir. Lui non plus n’est plus habitué à fréquenter des endroits aussi bondés. C’est bruyant et il reste sur ses gardes, ne faisant nullement confiance aux autres résidents du refuge. Mais c’est toujours mieux que le froid et la pluie de dehors.
Un mouvement attire son regard, il se redresse et ses traits se font plus durs tandis qu’il plante son regard marrons dans celui de l’homme debout à ses pieds. La Colère le prend subitement mais il arrive à la contenir.
C’est Darius qui vient d'apparaître devant lui.
Le vétéran se redresse et fait signe à son fraternel de le suivre vers un coin désert du complexe. Il se retourne et le fixe durement. Pas de salut, ni de question. Matt sait pourquoi il est là.
- Combien de temps vas-tu encore errer de la sorte, mon frère ? L’appellation le fait tiquer, il sert les poings tandis que sa mâchoire se crispe.
La haine que Matthew ressentait pour son père s’est estompée au fils des années. Avec l’âge est venue la sagesse et le descendant a appris à ne plus le tenir responsable pour la tournure qu’avait pris sa vie. Ce sont ses propres choix, ses propres actes qui l’ont amené là où il est. Mais il ne peut s’empêcher de ressentir une certaine animosité envers Arès et tous ceux qui se rapprochent de près ou de loin à lui, c’est plus fort que lui.
- Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? - Tu gâche ton potentiel. Si tu…- Tu perds ton temps, je ne te suivrai pas. La façon dont je mène ma vie n’est pas ton soucis, d’accord ? Le coupe Matthew, refusant catégoriquement de devoir lui être redevable pour quoique ce soit.
- Et qu’en est-il de la vie de cette enfant ? Matt se fige aussitôt, aussi tendu que la corde d’un arc. Il ne compte quand-même pas le faire chanter ?
Les rafleurs viendront la chercher tôt ou tard, tu sais. Tu as réussi à les éviter en te retrouvant sur le champ de bataille pendant une grande partie de ton existence mais ça ne sera pas son cas. Que feras-tu à ce moment-là ? Toi non plus, tu ne pourra pas leur échapper éternellement. Il serait plus raisonnable que tu acceptes, tu ne crois. Au moins pour cette petite.
Avant que Matthew ne puisse rétorquer quoi que ce soit, Darius lui tend un enveloppe et ne lui laisse pas la possibilité lui couper la parole.
- Réfléchis-y au moins une fois, veux-tu ?
- Quelques semaines plus tard -
- Qu’est-ce que tu en penses ? - C’est petit, mais c’est mieux que les rues de New-York. Souffle Max tandis que son regard embrasse les lieux.
Ce n’est effectivement pas le grand luxe mais c’est mieux que de vivre à la rue. Et puis, cet appartement est assez spacieux pour eux deux et contient tout ce dont ils ont besoin. Que demander de plus ?
- Il faudra peut-être redécorer un peu ça et là. Mais ça peut être sympa de vivre ici. Matthew se contente de hocher la tête. Oui, peut-être que ce sera sympa de vivre ici, à Sanctuary. Ça n’enchante guère Matthew, à vrai dire mais pour Max, pour lui assurer une meilleur vie et un avenir décent, il vaut bien faire ce sacrifice.